Vers la nomination de deux députés européens ? – LeMonde.fr (2 juillet 2010)
Dans l’indifférence générale, le Conseil européen du 17 juin a décidé que les Etats membres bénéficiant de députés européens supplémentaires depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne (la France doit passer de 72 à 74 élus) pourraient procéder librement à leur désignation à la seule condition que « les personnes en question aient été élues au suffrage universel direct ».
Cette disposition réclamée par le pouvoir exécutif français va lui permettre d’aller au terme d’un processus controversé engagé au mois de janvier dernier et qui visait à ce que l’Assemblée nationale choisisse deux de ses membres pour aller siéger au Parlement de Strasbourg. Un nouvel objet politique et juridique non identifié pourrait ainsi être créé : le « député Lisbonne », un député européen qui présenterait la double singularité d’être nommé et d’être cumulard.
Même si l’Europe a une responsabilité dans ce qui apparaît comme un étrange et critiquable anachronisme, celle de la France ne doit pas pour autant être minimisée. En effet, la solution retenue pour choisir ces deux eurodéputés ne procède d’aucune obligation juridique tant nationale qu’européenne.
Pour faire face à l’imbroglio né de la ratification du traité de Lisbonne postérieurement à l’élection de ses membres, le règlement du Parlement européen prévoit que les Etats concernés sont invités à désigner de façon transitoire des observateurs « conformément à leur législation nationale ». L’octroi temporaire de ce statut n’imposait donc aucunement que soient choisis deux députés français au mépris des résultats des élections européennes du mois de juin dernier. D’autres solutions étaient envisageables. Les 11 autres Etats concernés ont d’ailleurs décidé que les nouveaux élus seraient les suivants de leurs listes européennes.
La désignation des futurs « députés Lisbonne » apparaît, en outre, totalement à contre-courant de l’évolution historique du Parlement européen qui est passé – rappelons-le – du statut de simple assemblée consultative composée de membres nommés à celui de véritable Parlement aux pouvoirs toujours plus étendus composé de membres élus au suffrage universel direct. Ce passage ne s’est pas fait sans heurts puisque les Etats européens ont mis près de vingt ans à s’entendre pour mettre en place cette élection. L’attitude actuelle de la France donne alors une estocade inadmissible au principe de l’élection des membres du Parlement européen si difficilement acquis mais également à la légitimité de ce dernier car les personnalités choisies n’auront défendu devant les électeurs aucun programme européen. Par l’atteinte ainsi portée à la démocratie européenne, nos dirigeants marquent un mépris pour l’Europe qui ne pourra qu’accroître encore davantage le désintérêt des Français pour sa construction dans une période de crise où celle-ci devrait au contraire susciter la plus grande attention.
La décision d’envoyer à Strasbourg deux membres du Palais-Bourbon contrevient également – au moins symboliquement dans un premier temps – au principe du non cumul entre les mandats nationaux et européens posé par une décision du Conseil européen de 2002. En France, l’adoption de la loi du 5 avril 2000 avait anticipé cette interdiction dès lors qu’il était apparu comme une évidence qu’il était matériellement impossible de remplir correctement les deux fonctions. Les « députés Lisbonne » français s’ils devaient, comme cela est prévu, quitter au cours de l’actuelle législature leur statut d’observateur pour devenir des parlementaires européens à part entière ne pourraient donc pas conserver leur mandat national.
Le caractère incongru de la décision de François Fillon achèvera peut-être de convaincre les plus réticents de l’urgence à mettre en place une procédure uniforme pour élire les députés européens alors même que le traité de Lisbonne ne contient aucune innovation en la matière. L’Europe communautaire a été et sera sans doute encore longtemps le berceau de concepts juridiques nouveaux. Pour autant les dirigeants des Etats membres doivent cesser de faire de l’Union le siège d’entorses toujours plus importantes à la démocratie comme en témoigne aujourd’hui en France la désignation des « députés Lisbonne ». Car si l’Europe économique a pu se développer pendant cinquante ans souvent de façon subreptice, l’Europe politique ne pourra se construire sans les peuples européens, quand bien même la notion de démocratie devrait être repensée.
Alice FUCHS-CESSOT, Maître de conférences en droit public, Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis