La résistance de la norme constitutionnelle face à l’Union européenne

La résistance de la norme constitutionnelle

face à l’Union européenne

Elsa Bernard, Professeur à l’Université de Paris 8

Présentation :

L’intitulé de ce séminaire pose d’emblée la question de la relation entre l’ordre juridique de l’Union européenne et celui de ses États membres en terme d’adversité. Il est en effet question de la résistance de la norme constitutionnelle face à ce qui apparaît, dès lors, si ce n’est comme un assaut, du moins comme une intrusion voire une ingérence du droit de l’Union dans les systèmes de droits nationaux.

Si cette approche conflictuelle mérite d’être tempérée au regard de l’évolution des rapports entre ordres juridiques, il n’en demeure pas moins que, d’une manière générale, la coexistence de règles issues de différents droits et applicable sur un même territoire ne va pas sans poser problème. Le Doyen Carbonnier percevait même cette coexistence d’une manière particulièrement violente lorsqu’il déplorait que des « droits venus d’ailleurs qui portent à notre droit un intérêt possessif », aient « pénétré dans le droit français sans s’y fondre, en s’y faisant reconnaître, dans un champ plus ou moins bien délimité, un statut de droit non seulement autonome, mais supérieur au droit national »[1].

Qu’il soit fustigé ou salué, le pluralisme juridique est aujourd’hui une réalité qui impose de repenser les rapports de systèmes. La conception unitaire du droit liée à la souveraineté de l’État est dépassée : l’État n’est plus le seul foyer de la souveraineté, les systèmes normatifs s’entrecroisent et la pyramide des normes, que certains théoriciens du XXème siècle jugeaient inébranlable, semble aujourd’hui fragilisée par sa confrontation aux droits supranationaux.

Cette « crise du modèle pyramidal »[2] amène à s’interroger plus spécifiquement sur l’ampleur et le degré de résistance des constitutions étatiques face au droit de l’Union européenne. Placées au sommet de la hiérarchie des normes internes, les constitutions des États membres sont confrontées à ce droit particulièrement intégrationniste, issu d’un ordre juridique supranational sui generis, celui des Communautés d’abord, puis de l’Union européenne.  Dés 1964 en effet, le juge européen a affirmé le principe de primauté des normes européennes sur les normes nationales[3] et n’a cessé de le répéter par la suite, en précisant que cette primauté s’appliquait également aux constitutions nationales[4].

Face à ces « assauts », la « résistance » constitutionnelle a été mise en œuvre, sous des formes variées mais toujours efficaces, par les juridictions des États membres, soucieuses de protéger la norme suprême de leur ordre juridique, en dépit des affirmations de leur homologue européen.

Dès lors, les positions respectives des cours nationales et de la Cour de justice peuvent sembler totalement contradictoires.

Elles s’expliquent toutefois par la logique propre au système juridique souverain et hiérarchisé dans lequel chacun de ces juges s’inscrit.

Du point de vue national, la Constitution est au sommet de l’ordre juridique interne et c’est d’elle que dépend exclusivement l’insertion du droit international – y compris européen – dans l’ordre juridique étatique. Les rapports entre l’ordre interne et d’autres ordres juridiques trouvent ainsi leurs fondements même dans cette norme suprême. Si les juges nationaux acceptent d’écarter les règles de droit interne incompatibles avec les règles supranationales, c’est bien parce que la Constitution leur impose d’agir ainsi. Pour eux dès lors, la suprématie du droit supranational trouve évidemment sa limite en cas de confrontation avec la norme constitutionnelle dont procède tout l’ordre juridique interne et dont le juge national tire son existence même.

Une toute autre logique prévaut naturellement du point de vue de l’ordre juridique européen pour lequel il est inconcevable qu’une autorité d’un État membre puisse « exciper de dispositions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne, y compris celles découlant de l’organisation constitutionnelle de cet État, pour justifier l’inobservation des obligations résultant du droit communautaire » [5]. Dès 1970, la Cour de justice a en effet indiqué que ce droit, issu d’une source autonome , ne pourrait, se voir opposer des règles de droit national quelles qu’elles soient, sans que soit mise en cause la base juridique même de la Communauté[6].

Ainsi, l’existence de conceptions radicalement opposées, dans leur principe, entre l’ordre juridique national et l’ordre juridique européen sur la question de la primauté de la norme constitutionnelle ou de la norme européenne est parfaitement cohérente. Cette revendication concurrente de souveraineté juridique constitue d’ailleurs, selon l’avocat général M. Poiares Maduro, la manifestation même « du pluralisme juridique qui marque l’originalité du processus d’intégration européenne » [7].

Reste qu’en l’absence de règles de conflit similaires à celles qui existent dans les États fédéraux, les rapports entre la norme constitutionnelle et le droit de l’Union européenne doivent largement être ordonnés par le juge national lui-même, lequel est chargé de veiller à l’application de ce droit en laissant au besoin inappliquée toute disposition contraire de la législation nationale[8]. Or, de manière générale, les juridictions des États membres ont pris en compte les spécificités du droit de l’Union pour assouplir, en pratique, la résistance des normes constitutionnelles face à lui (I).

Il n’en demeure pas moins que cette résistance est maintenue dans son principe, ce dont l’ordre juridique de l’Union européenne semble prendre acte (II).

I.     Une résistance en pratique adaptée

Les constituants des États membres ont favorisé un traitement différencié du droit de l’union européenne par rapport au droit international en général, en insérant, dans la plupart des constitutions, des clauses d’intégration nationale, également appelées « clauses Europe » parce qu’elles mentionnent l’existence de l’Union européenne et la participation de l’États à son fonctionnement. Ces clauses témoignent dès lors non seulement de l’ouverture des constitutions nationales à l’ordre juridique de l’Union, mais aussi de sa spécificité par rapport aux autres organisations supranationales  (A).

Elles vont souvent servir de fondement aux juges nationaux pour aménager leur contrôle en cas de confrontation du droit de l’Union aux dispositions constitutionnelles et adapter ainsi la résistance de la norme constitutionnelle aux rapports particuliers qu’elle entretient avec cet ordre juridique (B).

A.   Une adaptation favorisée par le Constituant

B.    Une adaptation consacrée par le juge

II.      Une résistance en principe maintenue

La Constitution demeure, du point de vue national, le fondement normatif des rapports de systèmes. En effet, ce sont toujours des dispositions constitutionnelles –les clauses Europe– qui permettent l’ancrage national du droit de l’Union, ce qui revient, en principe, à affirmer la primauté de la constitution sur ce droit (A).

Si dans l’ordre juridique de l’Union, le principe est au contraire celui de la primauté du droit européen sur les constitutions nationales, il apparaît toutefois que les traités, comme la jurisprudence, indiquent respecter l’identité nationale des États « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles »[9] . La résistance, toujours affirmée, de la norme constitutionnelle semble dès lors être prise en considération par le droit de l’Union afin de favoriser des rapports de systèmes apaisés (B).

A.   La Constitution, ancrage national du droit de l’Union européenne

B.    La Constitution, norme prise en compte par le droit de l’Union européenne


[1] J. Carbonnier, « Droit et passion du droit sous la Ve République », 1996, pp. 47-48.

[2] F. Ost, M. Van de Kerchove, « De la pyramide au réseau ? », Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 14.

[3] CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel, aff. 6/64, Rec. p. 1159.

[4] CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70, Rec.  p. 1125.

[5] Voir, notamment, CJCE, 10 juin 2004, Commission c/ Italie, C‑87/02, Rec. p. 5975, pt 38.

[6] CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, précité.

[7] Conclusions présentées le 21 mai 2008, sous CJCE, 16 décembre 2008, Arcelor, C-127/07, pt 15.

[8] CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec . p. 629, pt.24.

[9] Article 4§2 TUE.

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